GESTION DE CRISE / USE CASE

Analyse de la campagne de contestation contre la hausse des prix du carburant au Maroc

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La crise est un événement qui se manifeste de façon brusque et qui peut conduire à la perturbation du fonctionnement d’une organisation publique ou privée. Elle peutparalyser l’outil de production et fragiliserune organisation. La crise peut également conduire à la disparition d’un organisme.

En ce qui concerne les organisations et les personnalités publiques, elles sont exposées à une augmentation de la fréquence des crises réputationnelles voire des attaques informationnelles dont la conséquence première est de nuire à leur image. Les personnalités publiques telles que les politiques ou les leaders d’opinion peuvent disparaitre de la scène médiatique. Ces attaques informationnelles se manifestent sous différentes formes et leurs origines sont diverses. Les nouvelles technologies participent à la création d’une quantité importante d’information et offrent, aux acteurs à l’origine des attaques, des moyens de communication complémentaires pour diffuser leurs opinions à une large audience. On parle de viralité.

D’un autre côté, le temps de diffusion de l’information et les méthodes de sa diffusion font que l’utilisateur dispose de moins de connaissances. Nous sommes dans un environnement marqué par la prolifération des messages, la dissémination des messages et l’instantanéité de l’information.

La diversité des menaces, qu’elles soient clairement perçues ou plus inconscientes, avérées ou à venir, appelle de la part des structures la mise en place d’une organisation parfaitement structurée et planifiée.

Pourquoi doit-on gérer une crise ?

Chaque crise apporte son lot de questionnements, l’émotion qui entoure les événements, des acteurs épars,… Les certitudes disparaissent. L’inconnu et l’incertitude sont omniprésents. Face à une situation de crise donnée, le décideur doit agir. Il doit apporter des réponses et éclairer l’opinion publique (ou une cible d’interlocuteurs) sur un événement. Il doit également, et surtout, réduire l’impact de cette crise et éviter que ses dégâts se propagent. C’est là, les principaux enjeux de la gestion de crise.

Le portail de l’IE, plateforme de référence sur l’Intelligence Economique, définit la gestion de crise comme la méthodologie d’actions d’une entreprise, d’un état ou de collectivité territoriale face à une crise ponctuelle, souvent violente, qui peut être de type naturelle (catastrophe), économique, physique, psychotique, ou encore les crises liées à l'information, la réputation ou les ressources humaines[1] .

La gestion de crise, comme outil d’aide à la décision, induit inéluctablement des choix. Ces choix nécessitent de disposer d’informations factuelles et donc d’être informé durant la crise.

La crise peut être conjoncturelle…

Le contexte de crise sanitaire actuel (qui a conduit à la perturbation des chaines d’approvisionnement mondiale) couplé à la crise énergétique et alimentaire due à l’éclatement de la guerre entre l’Ukraine et la Russie pèse sur l’économie mondiale et a des impacts sur la qualité de vie des citoyens. Perturbations des chaines d’approvisionnement, pénurie de certaines matières stratégiques, inflation générale, hausse du chômage, augmentation des prix des denrées alimentaires,… et les perspectives sombres de l’économie mondiale font que les populations sont de moins en moins enclines à faire des concessions, surtout si elles concernent les finances.

La gestion d’une crise, impose en tout premier lieu de préserver le capital de confiance de la population envers les pouvoirs publics. Dans ce cas particulier de contestation contre la cherté des prix des hydrocarbures, le pouvoir public marocain est pointé du doigt. Le Chef du gouvernement marocain est l’actionnaire du principal distributeur de carburants au Maroc. Son compte officiel est le plus cité dans cette campagne (@ChefGov_ma avec 2027 citations détectées sur Twitter). Toute hausse du prix des carburants pèse sur le pouvoir d’achat des citoyens et toute intervention (médiatique) du gouvernement pour apaiser les tensions avec la population est considérée comme une tentative de protection de la compagnie du Chef du gouvernement.

Les réseaux sociaux entre opportunité et menace

Même si les crises se réinventent et leur gravité évolue dans le temps, il est des signaux qui ne trompent pas et qui laissent présager de l’émergence de menaces à même de créer une situation de crise. A titre d’exemple, en 2018, la compagnie Afriquia S.A. (dont l’un des actionnaires est le Chef du gouvernement marocain, M. Aziz Akhannouch) avait été une des cibles de la campagne de boycott. Depuis, elle est la cible d’attaques continue sur les réseaux sociaux. En février 2022, une nouvelle campagne visant la compagnie est lancée, suivie, d’une autre en juillet 2022. Cette dernière campagne cible principalement le Chef du gouvernement, la compagnie étant très peu citée sur les tweets collectés (moins de 200 citations sur plus de 85 500 tweets collectés jusqu’au 28/08/2022). C’est sur cette campagne que porte l’étude actuelle dont l’objectif est de participer à la compréhension de cette crise, la documenter, en analyser l’impact et cerner les mécanismes qui l’alimentent pour mieux pouvoir y faire face dans le futur.

Approche méthodologique

Le 14 juillet 2022, un mouvement de contestation digitale émerge sur les plateformes sociales pour dénoncer la cherté des prix des hydrocarbures et demander la démission du Chef du gouvernement marocain. Après la campagne phygitale de Boycott de 2018 qui a profondément marqué le paysage économique marocain, ciblant notamment la compagnie de l’actuel Chef de gouvernement Aziz Akhannouch, la campagne digitale #Akhannouch_Dégage de février 2022, la campagne, digitale ici aussi, de juillet 2022 marque le troisième mouvement de contestation touchant l’actuel Chef du gouvernement marocain. Ces trois campagnes ont deux éléments centraux en commun : la dénonciation de la cherté de la vie et le ciblage d’Aziz Akhannouch, désigné comme l’un des principaux responsables de la paupérisation des citoyens.

A travers l'outil d’intelligence collaborative CWT[2], une veille a été réalisée sur la plateforme Twitter à partir du 15 juillet 2022. Les trois hashtags les plus utilisés lors de cette campagne sont #8DH_Essence ; #7DH_Gazoil et #Dégage_Akhannouch. Elle a permis de remonter un nombre significatif de tweets publics, ainsi que des insights concernant la campagne. Ces insights seront mis à jour continuellement et sont ouverts au public pour leur permettre d'analyser la situation.

Objectifs de notre approche

L’objectif de notre approche est d’analyser les publications des internautes sur le réseau social Twitter dont le sujet est lié à la hausse des prix des carburants au Maroc. Cette situation a conduit à la contestation numérique que nous traitons dans ce rapport et que nous nommerons, par la suite, « Campagne ».

La collecte a concerné les publications contenant les hashtags #8DH_Essence, #7DH_Gazoil, #Dégage_Akhannouch, et إرحل_اخنوش .#L’ensemble des tweets collectés consiste en un échantillon des publications sur le réseau social Twitter et permet de dresser un tableau de ce qui se dit concernant cette campagne.

A travers une collecte et une analyse automatisées, des indicateurs ont été développés, l’objectif étant de disposer d’indicateurs fiables et mis à jour sur cette campagne. L’ensemble de ces indicateurs sont mis à jour à une fréquence quotidienne et de façon automatique. Ils sont publiés sur un tableau de bord dynamique publié en ligne.

Résultats obtenus par notre méthodologie

Depuis le 15/07/2022 jusqu’au 28/08/2022, nous avons collecté, traité et analysé 86 503 tweets générés par 18 589 utilisateurs. La majorité des tweets traités sont en langue arabe (46% du nombre total de tweets). 11% sont en langue française et 7% en anglais.

L’ensemble des données a été intégrée dans un tableau de bord dynamique en ligne et consultable sur le lien suivant : https:// cowatchtool.com/tweets/

Ce tableau de bord, ouvert à tous, comprend :

  • Indicateurs globaux (nombre total de tweets collectés, la langue majoritaire de publication, le nombre d’utilisateurs uniques ayant publié sur le sujet) ;
  • Evolution quotidienne du nombre de tweets ;
  • Répartition par langue ;
  • Répartition par hastags ;
  • Hashtags publiés sur les tweets ;
  • Profils les plus cités ;
  • Principaux tweets ;

Nous invitons l’ensemble des internautes, des experts et des analystes à exploiter les données publiés sur ce tableau de bord pour alimenter leur analyse. Nous les invitons à prendre attache avec nous pour toute demande ou pour toute proposition visant à enrichir la présente analyse ou les KPI.

ANALYSE DE LA CAMPAGNE

Démarrée le 14/07/2022, le pic des retombées de la campagne a été atteint le 16/07/2022 avec 12 145 tweets collectés. Ce volume est en forte hausse par rapport au pic de la dernière campagne de février 2022 (+50.66%).

En effet, le 15/02/2022, la campagne digitale #Akhannouch_Dégage a enregistré son pic atteignant 8061 tweets. 41.5% des publications collectées (35 862 tweets collectés) sur le sujet sont des retweets.

En ce qui concerne utilisateurs, le graphique relatif au volume de création mensuelle de comptes (Graphe 2) illustre le volume mensuel de comptes créés ayant publié un tweet relatif à cette campagne. Le pic est atteint durant le mois de juillet représentant ainsi 7.87% des comptes ayant relayé une information lors de cette campagne (sur un total de 18 618 utilisateurs).

Ce taux tend vers les données rapportées par Marc Owen Jones, Associate Professor à l’Université Hamad Bin Khalifa au Qatar. Il s’agit d’une tendance déjà détectée en février 2022 (durant la campagne digitale #Akhannouch_Dégage), période durant laquelle le nombre de nouveaux comptes créés est le plus important.

Près de 13% des profils analysés (sur les 18 618 utilisateurs totaux ayant publié sur le sujet) sont localisés au Maroc. En se limitant aux utilisateurs ayant renseigné leur localisation, ce taux passe à 46.4% démontrant ainsi l’intérêt des marocains pour le sujet.

Au niveau de l’analyse quantitative des publications, quatre phases (qui seront détaillées par la suite dans ce rapport) sont observables dans cette campagne :

  • Une phase ascendante vers le pic des retombées (situé le 16/07/2022). Cette phase est suivie d’une chute des publications dénotant soit d’un essoufflement de la mobilisation soit d’une gestion de cette crise.
  • Une première sur-crise (période ente le 18/07/2022 et le 20/07/2022).
  • Une seconde sur-crise (période entre le 25/07/2022 et le 27/07/2022).
  • La fin de la crise (période après le 27/07/2022).
L’élément déclencheur

La période du 14 au 16 juillet 2022 est le premier pic enregistré lors de cette campagne. Il s’agit de la montée de la contestation contre la flambée des prix des carburants, ces derniers ayant dépassé, début juillet 2022, 16.50 dirhams pour le gasoil et 17.70 dirhams pour l’essence[3]. Depuis le 12/07/2022, le prix du baril est passé sous la barre des 100 US$ et a atteint des niveaux proches à ceux d’avant-guerre en Ukraine (février 2022). Le 15/07/2022, le prix des carburants à la pompe ont chuté de 1.04 dirhams pour le gasoil et de 1.15 dirhams pour l’essence.

Les internautes s’attendaient à une baisse plus importante du prix de vente du carburant du fait de la chute du cours du baril et de la conjoncture économique difficile (conséquence de la crise économique induite par la pandémie). Les réductions sur les prix de vente des carburants ont été mal acceptées par les contestataires sur Twitter. Ils dénoncent des hausses fulgurantes et des baisses insuffisantes.



Essoufflement de la mobilisation ou bonne gestion de crise ?

Le 17/07/2022, le volume de tweets chute de -15.1% (10 313 tweets collectés). Le jour suivant, le 18/07/2022, le volume baisse drastiquement pour atteindre 6 050 tweets collectés. La campagne, vers cette date, enregistre un essoufflement. Elle coïncide avec la publication d’une série de tweets (8 exactement) de Marc Owen Jones analysant le hashtag #Dégage_Akhannouch.

Il y indique avoir analysé 19 000 tweets sur la période allant du 14/07/2022 au 16/07/2022 et que 522 comptes ont été créés le 15/07/2022

Dans son dernier tweet (le huitième), Marc Owen Jones déclare : « il semblerait que le hashtag #Degage Akhannouch soit manipulé, mais par qui et dans quel but, ce n’est pas clair.Peut-être que ce sont des adversaires, peut-être que ce sont ses ennemis, ou ceux qui essaient de concentrer l’attention sur lui pour faire diversion. Peut-être que les gens veulent vraiment qu’il parte. »

Les tweets de Marc Owen Jones ont été largement relayés par les internautes sur la plateforme Twitter. Il s’agit principalement de retweets (63% de l’ensemble des tweets citant Marc Owen Jones). La presse marocaine a repris l’analyse de Marc Owen Jones, laissant penser que cette campagne a été organisée par un groupe (non défini), qu’une « coordination » a été mise en place et qu’il ne s’agit potentiellement pas d’une action spontanée. Ces tweets marquent une période de fin de crise, ouvrant la porte à une baisse continue de la mobilisation. Mais deux événements majeurs vont venir raviver les tensions.

Apparition de sur-crise

Après une légère tendance baissière, la campagne enregistre l’apparition de deux sur-crises[4]. Elles ont ravivé la tension et ont donné des raisons aux internautes de se remobiliser contre le Chef du gouvernement. La première a lieu entre le 18 et le 20 juillet 2022 et la seconde entre le 25 et le 27 juillet 2022.

La première sur-crise survient après l’intervention de l’ancien Chef du gouvernement marocain, M. Abdelilah Benkirane. Dans une intervention vidéo, le SG du Parti Justice et Développement (PJD) et ancien Chef du gouvernement du Maroc déclare que les hashtags et les referendums « ne font pas destituer les gouvernements au Maroc ». M. Benkirane a laissé aux membres de son parti la liberté de s’engager dans la campagne demandant le départ d’Aziz Akhannouch[5] indiquant qu’il ne prendra pas part à cette dernière.

L’analyse des tweets citant l’intervention du SG du PJD, M. Abdelilah Benkirane, ne lui sont pas majoritairement favorables. Des hashtags ont été créés à son encontre (#Benkiran_Shut_up ; #بنكيران_محاسبة ou encore #اللقوة_بنكيران (mais n’ont pas eu de réel impact sur la campagne.

La seconde sur-crise fait suite aux déclarations de M. Talbi Alami, actuel Président de la Chambre des représentants qui a traité les contestataires de « malades » ainsi que celles du parlementaire du RNI, M. Mohamed Simou, qui déclare que « le hashtag est une invention algérienne ». Ces déclarations ont engendré la colère des internautes qui se sont mobilisés de nouveau sur le réseau social Twitter. Elles auraient pu mettre en péril le gouvernement.

Ces déclarations ont conduit à la publication, dès le 25/07/2022, de nouveaux hashtags visant directement le Président de la Chambre des représentants : #Degage_talbi_alami ; #talbi_alami_out ; #ارحل_العلمي_الطالبي et l’invitant à quitter ses fonctions, ou encore des hashtags démontrant l’indignation des contestataires quant aux déclarations de M. Alami. A titre d’exemple, on peut citer : encore ou انا_ماشي_مريض# #TousMalade.

Par la suite, la contestation s’estompe à partir du 26/07/2022. La campagne enregistre un trend baissier : 120 tweets ont été collectés le 28/08/2022 marquant ainsi la fin de la contestation. Le 26/08/2022, seuls 81 tweets ont été collectés.

Conclusion

L’analyse de la campagne permet de dégager plusieurs enseignements

Nouveau mode de contestation au Maroc

Les réseaux sociaux sont un espace privilégié pour exprimer sa colère et ses revendications. La pandémie a été le catalyseur de la migration vers une contestation 100% digitale. La viralité qu’offrent ces espaces impose aux acteurs politiques, économiques et sociaux de disposer des outils adéquats pour monitorer les tendances sociales, anticiper les tensions, et pouvoir analyser et gérer les crises. Ils sont une opportunité pour la gestion de la crise (pour mieux la comprendre et comprendre les attentes des contestataires notamment), mais ils sont également une menace (comme le démontre le point ci-dessous).

Déclarations de responsables politiques et de membres de la majorité gouvernementale

Ces déclarations ont jeté de l’huile sur le feu et ont eu pour conséquences de raviver la contestation. Pour éviter de créer des situations à même de relancer la contestation et de maintenir une situation de crise, il est indispensable de disposer d’une bonne compréhension des enjeux et de comprendre son audience

Mise en place des RETEX sur les crises

La crise de boycott qu’a traversé le Maroc en 2018 et qui ciblait la compagnie Afriquia S.A. du Chef du gouvernement actuel, M. Akhannouch, a eu des conséquences désastreuses sur les cibles de cette campagne. La compagnie Centrale-Danone, a dû réagir rapidement après les déclarations de son responsable communication qui a accusé les contestataires de « traitres » à la nation. Cette situation doit conduire à tirer les conclusions de la gestion de crise et les bonnes pratiques à mettre en place afin d’éviter de reproduire des situations similaires.

Publication vidéo versus publication texte

La communication de crise gouvernementale avec l’article de la MAP (agence de presse officielle marocaine) publié le 20/07/2022 n’a eu que peu d’impact puisque les publications sur twitter ont stagné alors qu’elles enregistraient un trend baissier depuis le 16/07/2022. A contrario, les publications vidéo (notamment celles de l’ancien Chef du gouvernement et des responsables du parti qui dirige la coalition gouvernementale) ont donné un nouvel élan à la contestation. La vidéo reste une arme à double tranchant. Son impact est important pour diffuser de l’information massivement. Elle a une place importante dans la gestion de crise mais exige une préparation et une analyse profonde des arguments des contestataires auxquelles elle doit apporter des réponses.


[1] Gestion de crise, lien : https://portail-ie.fr/resource/ glossary/76/gestion-de-crise

[2] www.cowatchtool.com

[3] Le Matin, Carburants : Nouvelle hausse du gasoil ce samedi, le prix dépasse 16,50DH/L, 02/07/2022, Lien : https://lematin.ma/ express/2022/carburants-nouvelle-hausse-gasoil-samedi-prixdepasse-1650dhl/377941.html

[4] La surcrise est la conséquence de décisions prises par des acteurs internes ou externes qui peuvent mettre en péril une organisation.